Des hommes, des dieux et des fascistes : Le Jardin des Finzi Contini

Publié: 25/01/2011 dans 24 vérités par seconde : cinéma
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Vittorio De Sica, 1971

C'est édité par M6 Vidéo, mais ils ne s'en vantent guère sur la jaquette. Sans doute l'image de M6 est-elle peu avenante pour le coeur de cible du DVD, mais c'est tout à leur honneur de sortir un peu de leur territoire habituel (bon c'est pas du Straub non plus), ils devraient en être fiers. Enfin, je vais pas vous faire tout un développement là-dessus, on est dans la légende, pas dans l'article. (D'un autre côté, la légende fait partie de l'article.)

A Ferrare, en 1938, les Finzi Contini sont une richissime famille juive qui possède un jardin immense, doté en prime de son propre court de tennis. Alors que les nouvelles lois antisémites interdisent aux Juifs l’accès aux clubs sportifs, les deux jeunes gens de la famille, Alberto et sa sœur Micól, invitent les jeunes Juifs de la petite bourgeoisie locale à venir jouer sur leur court. Parmi ceux-ci, Giorgio, ami d’enfance de Micól (et bien sûr amoureux d’elle). Dans cet Éden isolé d’un monde qui ne va pas en s’arrangeant, tout le monde s’amuse, et personne ne veut croire que la politique antisémite italienne ira au-delà de quelques mesures vexatoires. Erreur.

Le Jardin des Finzi Contini est un très beau film sur ce qui ne saurait être son sujet. Attention, je ne prétends pas qu’il y ait une bonne façon, une façon « orthodoxe », de traiter une histoire, au détriment de toutes les autres. Au contraire, il me semble que l’on a toujours intérêt à sortir la caméra des rails, et à tenter d’attaquer son histoire à revers, ou par le flanc. Je prétends, par contre, que lorsqu’on souhaite raconter la montée de l’antisémitisme en Italie, il y a quelque légèreté à focaliser toute l’attention du spectateur sur la beauté des jeunes gens chics qui font des revers à deux mains au ralenti.

Certes, un esprit suffisamment imaginatif, ou tourmenté par la boisson, pourrait trouver qu’il y a quelque chose de vansantien avant l’heure dans le fait de montrer les anges immaculés au faîte de leur innocence alors que partout autour c’est la Mort qui rôde. Ce ne serait pas complètement faux, mais j’ai surtout l’impression que, parti avec ce genre d’intention, De Sica s’est laissé fasciner par la beauté de ses images et de ses acteurs, et a mis de côté l’aspect strictement politique de l’histoire. Voilà, c’est ça : Le Jardin des Finzi Contini est un film dépolitisé sur le fascisme. Je ne sais pas vous, mais moi ça me pose un problème.

Et pourtant, elle est belle, son histoire. Le point de vue est celui de Giorgio, petit bourgeois, donc, ébloui par Micól et son frère, grands aristocrates beaux comme des dieux qui, dans leur immense bonté, ne semblent même pas être des maîtres dans leur jardin, mais plutôt des figures protectrices, veillant au bien-être de chacun. Un soleil radieux illumine le début du film, adouci par la nostalgie embuée des images, comme une évocation de la nostalgie la plus profonde, celle de ce que l’on n’a jamais connu, du paradis perdu. Petit à petit, Giorgio doit pourtant revenir de son émerveillement, et constate que le jardin, s’il est un havre de paix qui protège Alberto et Micól du monde extérieur, est aussi une prison qui les étouffe, de façon très concrète lorsque Alberto tombe malade.

Dans cette conception de la luxueuse demeure comme une prison dorée où les solitudes se croisent sans toujours parvenir à se rencontrer, on n’est pas loin des films de Sofia Coppola. (J’ajouterais bien « surtout du dernier, Somewhere« , mais je ne l’ai pas vu. Pourtant je suis sûr que c’est vrai !) Sauf que cette fois, le point de vue est celui d’un garçon qui ne fait pas partie du grand monde, et l’enjeu est celui du retard de son regard, toujours sous le coup du premier éblouissement, par rapport à la réalité de la situation. Quiconque est déjà entré dans un tunnel après avoir roulé sous un grand soleil vous le confirmera : on y voit que dalle. (Ça doit être pour ça qu’il est obligatoire d’allumer ses feux dans un tunnel même bien éclairé, d’ailleurs, mais ne changeons pas de sujet, je vous prie.) Tout comme les Finzi Contini choisissent de croire que leur jardin est la seule réalité et que le monde extérieur ne peut les atteindre, Giorgio choisit de croire que Micól est amoureuse de lui, ou du moins qu’il finira par la séduire s’il reste assez longtemps auprès d’elle. Il croit encore à la grandeur des Finzi Contini, alors que ceux-ci sont à l’image de leur chien : un gigantesque molosse qui impressionne tout d’abord, mais qui n’a plus que trois malheureuses dents encore en place.

Sur le déni de réalité, l’enfermement dans un monde à l’échelle de l’individu et la nostalgie de la beauté, Le Jardin des Finzi Contini est donc un superbe film. Le problème survient lorsque Giorgio, de passage en France pour voir son frère, apprend l’existence du camp de concentration de Dachau. L’étonnement qui se peint sur son visage pourrait être celui de De Sica lui-même, se souvenant tout d’un coup du contexte politique de son histoire et tâchant de se rattraper avant la fin du film, ce qu’il ne réussit pas tout à fait. Bien sûr, il filme les rafles, bien sûr les Finzi Contini sont expulsés de leur jardin et promis à la déportation (le film s’arrête juste avant mais leur destin ne fait guère de doute). Mais tout cela sent un peu la précipitation et la mauvaise conscience, le regret d’avoir passé trop de temps sur la blondeur éternelle de la jeunesse dorée, et pas assez sur le contexte qui fait que tous les gens que nous voyons à l’écran sont sans doute promis à une mort prochaine. Alors qu’un dernier panoramique contemple les toits de Ferrare à travers une vitre embuée, non plus de nostalgie, mais de larmes, et que le film s’achève sur un montage du temps des jours heureux un peu déplacé, en mode « ont-ils donc fui, les jours ensoleillés de l’insouciante jeunesse ? », le spectateur est forcé de se demander si c’était bien là la question.

♥♥♥

Guillaume Bardon


Vittorio De Sica, 1971

C'est édité par M6 Vidéo, mais ils ne s'en vantent guère sur la jaquette. Sans doute l'image de M6 est-elle peu avenante pour le coeur de cible du DVD, mais c'est tout à leur honneur de sortir un peu de leur territoire habituel (bon c'est pas du Straub non plus), ils devraient en être fiers. Enfin, je vais pas vous faire tout un développement là-dessus, on est dans la légende, pas dans l'article. (D'un autre côté, la légende fait partie de l'article.)

A Ferrare, en 1938, les Finzi Contini sont une richissime famille juive qui possède un jardin immense, doté en prime de son propre court de tennis. Alors que les nouvelles lois antisémites interdisent aux Juifs l’accès aux clubs sportifs, les deux jeunes gens de la famille, Alberto et sa sœur Micól, invitent les jeunes Juifs de la petite bourgeoisie locale à venir jouer sur leur court. Parmi ceux-ci, Giorgio, ami d’enfance de Micól (et bien sûr amoureux d’elle). Dans cet Éden isolé d’un monde qui ne va pas en s’arrangeant, tout le monde s’amuse, et personne ne veut croire que la politique antisémite italienne ira au-delà de quelques mesures vexatoires. Erreur.

Le Jardin des Finzi Contini est un très beau film sur ce qui ne saurait être son sujet. Attention, je ne prétends pas qu’il y ait une bonne façon, une façon « orthodoxe », de traiter une histoire, au détriment de toutes les autres. Au contraire, il me semble que l’on a toujours intérêt à sortir la caméra des rails, et à tenter d’attaquer son histoire à revers, ou par le flanc. Je prétends, par contre, que lorsqu’on souhaite raconter la montée de l’antisémitisme en Italie, il y a quelque légèreté à focaliser toute l’attention du spectateur sur la beauté des jeunes gens chics qui font des revers à deux mains au ralenti.

Certes, un esprit suffisamment imaginatif, ou tourmenté par la boisson, pourrait trouver qu’il y a quelque chose de vansantien avant l’heure dans le fait de montrer les anges immaculés au faite de leur innocence alors que partout autour c’est la Mort qui rôde. Ce ne serait pas complètement faux, mais j’ai surtout l’impression que, parti avec ce genre d’intention, De Sica s’est laissé fasciner par la beauté de ses images et de ses acteurs, et a mis de côté l’aspect strictement politique de l’histoire. Voilà, c’est ça : Le Jardin des Finzi Contini est un film dépolitisé sur le fascisme. Je ne sais pas vous, mais moi ça me pose un problème.

Et certes, elle est belle, son histoire. Le point de vue est celui de Giorgio, petit bourgeois, donc, ébloui par Micól et son frère, grands aristocrates beaux comme des dieux qui, dans leur immense bonté, ne semblent même pas être des maîtres dans leur jardin, mais plutôt des figures protectrices, veillant au bien-être de chacun. Un soleil radieux illumine le début du film, adouci par la nostalgie embuée des images, comme une évocation de la nostalgie la plus profonde, celle de ce que l’on a jamais connu, du paradis perdu. Petit à petit, Giorgio doit pourtant revenir de son émerveillement, et constate que le jardin, s’il est un havre de paix qui protège Alberto et Micól du monde extérieur, est aussi une prison qui les étouffe, de façon très concrète lorsque Alberto tombe malade.

Dans cette conception de la luxueuse demeure comme une prison dorée où les solitudes se croisent sans toujours parvenir à se rencontrer, on n’est pas loin des films de Sofia Coppola. (J’ajouterais bien « surtout du dernier, Somewhere« , mais je ne l’ai pas vu. Pourtant, je suis sûr que c’est vrai !) Sauf que cette fois, le point de vue est celui d’un garçon qui ne fait pas partie du grand monde, et l’enjeu est celui du retard de son regard, toujours sous le coup du premier éblouissement, par rapport à la réalité de la situation. Quiconque est déjà entré dans un tunnel après avoir roulé sous un grand soleil vous le confirmera : on y voit que dalle. (Ça doit être pour ça qu’il est obligatoire d’allumer ses feux dans un tunnel même bien éclairé, d’ailleurs, mais ne changeons pas de sujet, je vous prie.) Tout comme les Finzi Contini choisissent de croire que leur jardin est la seule réalité et que le monde extérieur ne peut les atteindre, Giorgio choisit de croire que Micól est amoureuse de lui, ou du moins qu’il finira par la séduire, s’il reste assez longtemps auprès d’elle. Il croit encore à la grandeur des Finzi Contini, alors que ceux-ci sont à l’image de leur chien : un gigantesque molosse qui impressionne tout d’abord, mais qui n’a plus que trois malheureuses dents encore en place.

commentaires
  1. philippe dit :

    j’aime le ton de tes articles, Guillaume. bien bien bien.

    (et tu l’as fait btw!!! Aujourd’hui! chapeau bas m’sieur).

  2. cécile CERISIER dit :

    Bien vu l’artiste ! Mois si j’étais si j’étais rédacteur en chef je t’embaucherais immédiatement.

  3. isabelle dit :

    Youpi un nouvel article! Mademoiselle est revenue et tu es revenu aussi. C’est le retour des blogueurs géniaux!

    PS: bon je sais, tu as écrit d’autres articles récemment, mais les top10 de l’année, c’est pas pareil.

    • guillaumebardon dit :

      Et toi, tu oublies de te compter dans les « blogueurs géniaux » ! Par modestie sans doute…

  4. vin100vinVincent dit :

    Je ne partage pas du tout cet avis. Pour moi, c’est effectivement un film sur le déni; il y a donc toutes les raisons de le montrer jusqu’à la dernière goutte et même encore après; quand les protagonistes sont en route vers les camps. C’est bien pour cela que le film n’est pas historique mais bien atemporel, tout à fait actuel en ces années de bascule du capitalisme

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