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Lou Ye, 2010

Pour le coup, on peut vraiment dire que la critique est plus aisée que l'art.

En voilà un dont on n’a pas envie de dire du mal : Lou Ye est interdit de tournage en Chine. Il faut bien voir que la sanction pour les réalisateurs non agréés par le gouvernement chinois est généralement l’interdiction de sortie de leurs films dans le pays, ce qui ne les empêche en rien de sortir dans le reste du monde (même si ce doit être horriblement frustrant de ne pas pouvoir montrer son film aux gens pour qui il est fait en priorité). Là on est un cran au-dessus : depuis Une jeunesse chinoise (2007), qui avait le malheur d’évoquer le massacre de la place Tian’anmen, Lou Ye n’a tout simplement plus le droit de tenir une caméra dans son pays.

Ce qui ne l’a pas empêché de réaliser, clandestinement donc, Nuits d’ivresse printanière, sur un sujet qui va encore faire bien plaisir au Parti, puisqu’il s’agit ici de l’histoire d’un Don Juan homosexuel, des hommes qu’il séduit et des femmes qui en pâtissent. Vous voyez que Lou Ye a des bollocks en béton armé, et grosses comme des boules de bowling avec ça. Vu que le simple fait de tourner ce film représente un acte de courage, il est délicat pour le critique de venir dire ensuite qu’il n’est pas très réussi. Et pourtant…

Lorsqu’un réalisateur doit tourner rapidement et en loucedé, un oeil dans le viseur et les deux autres aux deux extrémités de la rue au cas où les flics viendraient à passer par là (OK, il se peut que je romantise un peu les conditions de tournage, mais peut-être pas tant que ça), il a parfois du mal à trouver l’image juste, la bonne distance par rapport aux acteurs. Les plus beaux plans de Nuits d’ivresse printanière sont d’ailleurs ceux où Lou Ye, planqué, observe ses acteurs à la dérobée, comme pourrait le faire une caméra cachée, ou bien le détective privé qui apparaît dans le film. Ces plans mettent en lumière les contraintes de réalisation du film, et on se prend à rêver d’un film tourné entièrement « en cachette », les acteurs ignorant eux-mêmes où se trouve le cinéaste. Peut-être le prochain film de Lou Ye d’ailleurs, s’il continue à faire chier son gouvernement ?

Le reste du film, malheureusement, oscille maladroitement entre une esthétique frontale très crue et très sommaire, et quelques tentatives de faire du « joli » en dépit de toutes les contraintes (caméra légère au poing, discrétion obligatoire), tentatives agaçantes tant elles vont à l’opposé de ce qui fonctionne dans le film. Elles le tirent vers une froideur, un côté « underground chic », qui tient bêtement le spectateur à distance, alors même que la légèreté extrême du dispositif de tournage devrait au contraire nous impliquer totalement dans les scènes.

De même, alors que le sexe est au centre de l’histoire, le film ne dégage aucune sensualité. Je veux dire qu’il ne s’agit même pas de sensualité froide comme, disons, dans Crash par exemple. Certes, il s’agit ici d’histoires de chair triste, mais l’émotion ne passe que trop rarement, et pour le dire crûment, nous avons parfois du mal à nous intéresser à ces gens et à ce qui leur arrive. Dommage que l’ambition poétique réelle du film ne reste que cela, une ambition, et que le culot de Lou Ye ne suffise pas à donner à son film l’impact qu’il aurait dû avoir.

♥♥

Guillaume Bardon