Naoki Urasawa, 2000

Allons bon, on met des bulles sur les couvertures maintenant ! Ils ne savent plus quoi inventer chez Panini Manga.

[Pour un résumé d’ensemble et une analyse générale de la série, je vous renvoie ici.]

Décidément, il ne manque pas de souffle, ce Naoki Urasawa. A-t-on idée de créer un personnage principal aussi attachant que Kenji Endô, de le faire disparaître au beau milieu du volume 5 et de ne plus nous en parler ensuite que dans les flash-backs, au point que nous venons à en douter de son statut de protagoniste ? A-t-on idée, alors que tous les lecteurs se doutent bien qu’il n’est pas aussi mort qu’on voudrait nous le faire croire, d’attendre la fin du volume 15 (quinze !)  pour nous montrer pendant trois pages un type d’allure louche mais qui, si on y regarde de plus près, ne peut être que Notre Héros ? A-t-on idée, alors qu’à ce stade les lecteurs tiennent pour acquis que le Grand Retour du Grand Héros se fera dès le volume 16, de ne le faire se pointer que dans les DEUX DERNIÈRES planches du volume DIX-SEPT ?

Naoki Urasawa a idée, et pas seulement derrière la tête. Pour ce petit coquinou, triturer les nerfs du lecteur est un jeu, comme un enfant qui fabrique un chemin pour y faire passer les fourmis. C’est donc raccord avec la thématique du manga, ce qui prouve une fois de plus que N. U. est un génie.

Plus sérieusement, il y a quelque logique a procéder ainsi. Nous avons déjà eu l’honneur de montrer à nos estimables lecteurs les liens qui unissent passé et futur dans les œuvres de Naoki Urasawa : la solution à un problème présent ou à venir se trouve toujours dans le passé. Par conséquent, en ayant été un héros durant son enfance et son adolescence, Kenji Endô reste nécessairement un héros dans le présent, quand bien même il serait vraiment mort. Ne serait-ce que parce qu’il influence ses amis, qui continuent à lutter : c’est dans les souvenirs qu’ils ont de ses actes qu’ils trouvent l’inspiration. Comme il est précisé sur la couverture : « la justice ne meurt jamais ! »

En diffusant ses chansons sur une fréquence radio pirate, puis en se pointant devant un poste de garde tranquillou sur son scooter, Kenji semble presque en mesure d’encercler à lui tout seul le dispositif mis en place par Ami au fil des ans. C’est pas dommage : devenu Président du Monde, Dieu vivant et que sais-je encore, Ami a instauré une des pires dystopies de l’histoire de la science-fiction. Ce volume 17 est l’occasion d’explorer un univers infernal, pour lequel Naoki Urasawa a réussi a trouver le juste équilibre entre les deux caractères du régime d’Ami : ridicule et terrifiant. Dans la plupart des dystopies, l’un occulte souvent l’autre : le terrifiant dans 1984, le ridicule dans Brazil, par exemple. Ici il est clairement montré que ce qui est vraiment terrifiant, c’est que tout le monde en est venu à accepter des institutions, des idées qui à priori feraient mourir de rire un visiteur venu d’un monde un peu plus sensé.

Je ne citerai que la Brigade de Défense de la Terre, son quartier général en forme de cadavre de dinosaure à moitié rongé par les vers, ses fusils laser qui tirent dans toutes les directions sauf en face (ou qui ne tirent pas du tout), ses casques grotesques, ses entraînements qui consistent à faire semblant de tirer tout en faisant « Pyou ! Pyou ! Pyou ! » avec la bouche, le tout pour « l’arc-en-ciel de la justice ». La mission officielle de ces courageux militaires est de protéger le monde contre les extraterrestres. Bien entendu, il n’y a pas plus d’extraterrestres que de beurre en branche, la Brigade est tout simplement envoyée pour exécuter les dissidents présumés. Ce qui fait que le lecteur garde son rire coincé dans la gorge, malgré le caractère hautement comique de cette joyeuse Brigade, c’est que ces hommes sont parvenus à se convaincre eux-mêmes que l’homme qu’ils s’apprêtent à exécuter est bel et bien un extraterrestre, un ennemi de l’humanité.

L’autre grande trouvaille, c’est cette idée des murs infranchissables qui quadrillent le Japon (et probablement le reste du monde, même si nous n’en savons rien). Le pays a été divisé arbitrairement en plusieurs zones, entre lesquelles toute communication est impossible. La propagande, ensuite, a beau jeu de laisser entendre, sans jamais le dire clairement, que les gens vivent un enfer de l’autre côté, et que chacun devrait être bien satisfait de son sort, heureux d’être du bon côté du mur. (Incidemment, c’est un argument très utilisé en France dès que quelqu’un ose suggérer qu’on pourrait améliorer un tantinet quoi que ce soit : « ah mais vous savez, c’est bien pire en Iran/Corée du Nord/Afrique subsaharienne, vous devriez arrêter de vous plaindre ». Alors que, j’ai beau chercher, je ne vois pas le rapport entre le fait que c’est pire ailleurs et le fait que ça pourrait être mieux ici.)  Mais Otcho, lui, a réussi à traverser tout le Japon, et comme il nous l’a révélé dans le volume précédent, la situation est exactement la même partout. En bloquant la circulation des informations, Ami a bloqué le monde dans un présent éternel, sans avenir, donc sans espoir, sans passé à part les vagues souvenirs de ceux qui ont connu le monde d’avant les murs (mais n’était-ce pas un rêve ?), sans rien d’autre que la survie au quotidien.

La fin du volume nous suggère que c’est, une fois de plus, en faisant appel au passé, et cette fois plus particulièrement aux mythologies à moitié oubliées de la culture pop japonaise, que Kenji compte faire tomber les murs dans les prochains volumes. Gambatte !

♥♥♥♥♥

Guillaume Bardon

Politique des auteurs : Naoki Urasawa

Céline Sciamma, 2011

Ceci est un être humain.

Mercredi dernier, j’étais très énervé.

C’était le soir, je traînais sur Internet à la recherche d’informations sur une hypothétique troisième saison de La Mélancolie de Haruhi Suzumiya (rien trouvé, mais il est vrai que les annonces officielles concernant Haruhi ne se font qu’aux dates qui ont une importance dans la série elle-même, nous attendrons donc le 7 juillet prochain), tout en regardant la télé d’un œil distrait. C’était l’heure de Ce soir (ou jamais !). Cette émission m’a toujours laissé perplexe. Il semblerait que ce soit le fer de lance des émissions culturelles du PAF. Il s’agit pourtant d’une émission qui examine les films, livres, etc, sous le seule prisme de l’actualité. De sorte qu’on y aborde des productions, à priori, artistiques, sous l’angle politique, sociétal voire sociologique, économique au besoin, mais jamais sous l’angle esthétique. En gros, dans Ce soir (ou jamais !), il est interdit de parler d’art.

Je ne dis pas qu’il existe une sphère esthétique, pure, détachée des contingences de la vie vulgaire. Je dis précisément le contraire : il existe une sphère esthétique qui aborde tous les sujets possibles et imaginables par les moyens de l’art. Pour prendre un exemple bateau (jeu de mots inside), il y a une différence entre parler des « français issus de l’immigration » et parler de La Graine et le mulet. Le principe de Ce soir (ou jamais !), c’est de considérer que La Graine et le mulet est un bon prétexte pour lancer un débat sur un sujet d’actualité, que ce soit l’immigration, l’auto-entreprise, la crise de la construction navale ou n’importe quel thème dans lequel on puisse faire « rentrer » le film, à coups de pompes s’il le faut. La spécificité de l’œuvre, en tant qu’œuvre, est évacuée, elle ne sert que de support, vite oublié, au démarrage de la conversation. Ce soir (ou jamais !) est donc une authentique émission d’actualité, et pas du tout une émission culturelle, ce qui ne l’empêche pas de bénéficier d’un statut presque officiel de « meilleure émission culturelle du service public ». En même temps, s’ils n’ont pas envie d’en faire, on ne va pas les obliger.

L’émission de mercredi dernier, puisque c’est de celle-là qu’on cause, était consacrée aux rapports des politiciens avec le sexe. Entre l’affaire DSK, l’affaire Tron, la non-affaire Ferry et les multiples affaires Berlusconi, il y avait de quoi s’occuper. Dans un premier temps, comme je l’ai dit, je n’ai pas suivi les débats avec une grande attention. C’est, comme souvent, lorsque le volume sonore commença à crever le plafond que mon attention se reporta de l’écran moderne à l’écran archaïque (mais bien pratique pour regarder des DVD ou jouer à la console). L’intervenant était un bonhomme adipeux, affublé d’un air à la fois content de soi et méprisant des autres. Il s’était lancé dans une explication visant à démontrer que les hommes sont naturellement, sur le plan sexuel, des prédateurs, et les femmes tout aussi naturellement des proies, puisque, je cite de mémoire mais je n’invente pas, « les hommes ont les fesses plates alors que les femmes ont les fesses bombées ». Ah bon.

Comme je n’avais pas écouté les présentations au début de l’émission, je ne savais pas qui était ce distingué gentleman. Mais l’avantage de garder l’ordinateur allumé tout en regardant la télé, c’est que la télé nous dit ce que disent les gens, et l’ordi nous apprend d’où ils parlent. J’appris donc que ce monsieur se nommait Jean-Didier Vincent, neurobiologiste, prof en fac de médecine, et auteur d’un Le sexe expliqué à ma fille qui ne doit pas être piqué des hannetons. C’est d’ailleurs au nom de la biologie que M. Vincent soutenait, au cours de l’émission, sa thèse centrale : les différences entre hommes et femmes sont strictement déterminées biologiquement, le genre n’est en aucun cas une production sociale, il est une conséquence des données biologiques, on ne pourra jamais rien y changer, et de toute façon il faudrait être idiot pour essayer. (On n’ose imaginer ce qu’un tel personnage aurait eu à dire dans un débat consacré au mariage homosexuel ; passons.)

Quand j’entends les propos d’un tel apôtre de la biologie toute-puissante, de la biologie comme science humaine, je me sens de plus en plus éloigné des défenseurs de la Nature comme principe du Bien (jamais aimé Rousseau de toute façon…), et de plus en plus proche des défenseurs de l’artifice, c’est-à-dire de l’art, c’est-à-dire de ce qui, chez l’être humain, le tire au-dessus de son ancestrale condition animale et en fait un être à part. Que l’être humain soit toujours, en partie, un animal, je ne le nie pas, mais quel genre d’andouille faut-il être, tout prof de fac que l’on est, pour affirmer sérieusement qu’il est un animal comme les autres ? Je croirai à ça le jour où mon chat sera en mesure de se demander si le chat est un animal comme les autres (ou bien de raconter une histoire, ça revient au même). Pour le moment, il roupille. Poursuivons, donc.

Sur la même banquette que M. Vincent, et séparé de lui par une « féministe modérée » qui m’a semblé plus modérée que féministe (c’est pas pour rien qu’elle était sur la banquette des réacs), se trouvait maître Thierry Lévy, avocat, c’est pour ça que je l’appelle maître. Me Lévy, aussi sec que son camarade était gras, enchaîna courageusement sur les propos de M. Vincent en fustigeant, je vous le donne en mille, le « retour de l’ordre moral », et en invoquant, je vous le donne en cent car c’est un peu plus dur, l’affaire Polanski. On croyait en avoir fini avec cette histoire-là, mais non, il y a toujours du monde pour nous expliquer que le viol d’une fillette de 13 ans n’est pas de la pédophilie (puisqu’elle faisait beaucoup plus que son âge, il faut le rappeler à l’attention de ceux qui n’auraient pas suivi), et pas vraiment un viol non plus d’ailleurs (puisqu’elle voulait être actrice, c’était donc bon pour sa carrière).

Si vous n’avez pas vu l’émission, vous vous demandez sans doute qui pouvait bien se trouver assis sur l’autre banquette, celle, à priori, des gens raisonnables. Passons rapidement sur Manu Larcenet, immense auteur de BD mais piètre intervenant dans ce débat : il semblait tellement halluciné par les propos tenus qu’il est resté bouche bée pendant presque toute l’émission. A sa décharge, ce n’est pas un habitué des plateaux télé, et il n’est pas toujours facile de réagir au quart de tour face à l’aplomb de phénomènes comme les deux zigotos cités plus haut. Se trouvait aussi Jacques de Guillebon, journaliste à moi inconnu, dans le rôle du gentil garçon intelligent. Il l’a tenu à merveille, mais c’est malheureusement un rôle très ingrat : il est condamné par le scénario à mourir sous les coups de garçons moins gentils et moins intelligents, mais qui gueulent plus fort, et plus longtemps.

De toute façon, il n’avait pas souvent l’occasion de répondre, puisque les attaques de MM. Lévy et Vincent visaient, naturellement, les deux femmes installées sur la banquette des gentils : Cristina Comencini, cinéaste, et Anne-Elisabeth Moutet, journaliste. J’aimerais pouvoir dire qu’elles ont rabattu le caquet des deux psychopathes, mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, heureusement, mais elles n’avaient le temps que de placer des demi-arguments, ou des tiers d’arguments, avant de se faire couper la parole violemment par l’un des deux tordus (ou les deux à la fois). Difficile, dans ce cas, de tenir un raisonnement un peu complexe, surtout quand l’argument d’un opposant (« c’est-la-biologie-vous-n’y-pouvez-rien ») comme de l’autre (« vous êtes les nouvelles bonnes sœurs ») peut s’expliquer en peu de mots et, ajouterai-je, encore moins de pensée. M. Vincent, qui voulait montrer la véracité de ses thèses, et peut-être diviser pour mieux régner, expliqua ensuite qu’il était très attiré physiquement par Cristina Comencini, mais pas du tout par Anne-Elisabeth Moutet, paske sé la biyolojie. Elle a bon dos, la biologie.

Bref, au bout d’un moment, la situation était la suivante : Me Lévy se scandalisait que l’on songe à envoyer les pédophiles en prison, M. Vincent se scandalisait que l’on songe à prendre en compte le consentement de la femme (pardon : de la femelle !) lors d’une relation sexuelle, et mesdames Comencini et Moutet essayaient en vain d’en placer une. M. Vincent se gaussa ensuite de la prétendue « égalité » entre les hommes et les femmes en ces termes : « Quelle égalité ? L’égalité en quoi, en poids ? » (Aaah, la biologie, quelle belle science !) Le pompon fut atteint lorsque Me Lévy se leva à demi de son siège, regarda Mme Comencini de son œil qui voit droit et Mme Moutet de son œil qui dit merde à l’autre, et commença, tout en agitant spasmodiquement son bras vers le haut, à leur hurler qu’il était un défenseur de la LIBERTÉ, que c’était au nom de la LIBERTÉ qu’il HURLAIT et que certes il était AUTORITAIRE mais SEULE L’AUTORITÉ PEUT FAIRE RESPECTER LA LIBERTÉ PARCE QUE SINON C’EST LE FASCISME, le tout dans un style que seule la peur du point Godwin, ou d’être pris pour un supporter de Dieudonné, m’empêche de qualifier comme il le mériterait.

Ici, ami lecteur, si tu n’as pas vu l’émission, tu dois croire que j’exagère, et tu es tenté de te rendre sur le site de l’émission pour voir la vidéo. Tu y découvriras, à ta grande surprise, que contrairement à toutes ses sœurs les autres émissions de Ce soir (ou jamais !), celle-ci n’est pas disponible sur le site de France 3. Ceci dit on la trouve sûrement ailleurs, mais là n’est pas la question. La question est : pourquoi, contrairement aux autres, cette émission n’a-t-elle pas été mise en ligne ? Parce que je n’exagère pas, voilà pourquoi ! Et ce n’est qu’un exemple, certes extrême, de ce que nous pouvons entendre depuis le début de cette affaire DSK. Ces dernières décennies, la misogynie dans la parole publique n’était pas aussi planquée que le racisme, elle était considérée comme plus acceptable, mais depuis trois semaines, c’est à un véritable déferlement de misogynie que nous avons droit. C’est la « misogynie décomplexée », tiens ! Et vas-y que si une nana se fait violer c’est de sa faute, et vas-y que l’accusé est présumé innocent mais la plaignante est présumée coupable, et vas-y que c’est la pudibonderie américaine parce qu’ils ont un problème avec le sexe (personne ne fait la différence entre un rapport consenti et un viol ou quoi ?!?), et vas-y Dudule, roule ma poule, fonce Alphonse et en voiture Simone !

La veille de cette glorieuse émission, j’étais allé au cinéma voir Tomboy. Ça pourrait être l’histoire d’une famille qui déménage pendant les vacances, mais comme c’est filmé à hauteur d’enfant, c’est l’histoire de deux enfants qui déménagent pendant les vacances (d’ailleurs les parents sont à peine plus présents ou importants que dans un film de Gus Van Sant). Le héros est donc un enfant de 10 ans, et il a une petite sœur. Il arrive dans un nouveau quartier, il ne connaît personne. En se baladant dans le jardin en bas de la barre d’immeubles, il tombe sur une fille, Lisa. Elle tente d’engager la conversation, mais il a l’air un peu empoté, même quand on lui demande quelque chose d’aussi simple que son prénom. Au bout d’un moment, il finit par lâcher qu’il s’appelle Michael. Lisa le présente à sa bande (que des garçons à part elle), et Michael commence à participer aux jeux du groupe.

Une fois rentré chez lui, Michael prend un bain avec sa sœur. Quand elle sort du bain, lui s’éternise, comme s’il voulait rester seul, enfermé, comme s’il avait quelque chose à cacher. Au bout d’un moment, sa mère finit par l’appeler : « Laure ! » Michael sort du bain, le spectateur le voit nu. Pas de doute : il s’appelle Laure.

Il y a cette chose mystérieuse qui s’appelle le cinéma, qui peut nous faire comprendre en trois plans des choses qui prendraient des centaines de pages si on voulait les expliquer par le langage. Quand un personnage de cinéma apparaît pour la première fois à l’écran, nous sommes habitués à disposer d’emblée de tous les éléments qui nous permettent de le situer : âge, nationalité, classe sociale, trait de caractère dominant. Une fois ceci acquis, nous le prenons pour argent comptant jusqu’à la fin du film, ou jusqu’à une révélation fracassante qui nous fait comprendre que nous avions été manipulés. Depuis Hitchcock, la manipulation du spectateur par le cinéaste est devenue un des éléments les plus fascinants de l’art cinématographique. Ceci est lié au fait que le cinéma prétend enregistrer le réel. Alors que le roman est une recréation totale, la caméra, à priori, ne peut pas s’empêcher d’enregistrer ce qui est dans le champ, nous sommes donc obligés de croire ce qu’elle nous montre. Le principal trait de génie d’Hitchcock fut de montrer que ce que nous voyons n’est pas la vérité, mais une interprétation de la vérité, une reconstruction effectuée par notre cerveau à partir de nos perceptions, qui sont imparfaites, et limitées à un point de vue. Plus tard, Brian De Palma poussa le raisonnement jusqu’à sa limite et montra que même en multipliant les points de vue, la vérité reste insaisissable, le mensonge fonctionnant comme une multitude de couches superposées dans lesquelles nous nous enlisons, sans jamais atteindre le fond qui serait la vérité.

Dans Tomboy, la manipulation est mise au service d’une idée. Au début nous ne savons pas si cet enfant est une fille ou un garçon. Cette hésitation devrait nous mettre la puce à l’oreille, mais nous sommes tellement habitués à croire ce que l’on nous montre que nous attendons un élément déterminant. Qui arrive quand Laure prétend s’appeler Michael. A partir de là, pour le spectateur, la cause est entendue. Et au moment ou Michael s’avère être Laure, le spectateur comprend que cette histoire de garçon vs. fille n’est qu’une construction sociale, puisqu’il n’a pas été capable lui-même de faire la différence. En gros, au cinéma, un garçon est un personnage qui est présenté comme un garçon. Ce qui se traduit dans la vie par : un garçon est un être humain à qui on a enseigné comment se comporter comme un garçon. Pareil pour une fille.

Il a été écrit beaucoup de bien sur Tomboy. Notamment, que c’était une « chronique sensible et délicate sur l’enfance », ce genre. C’est le cas, mais c’est aussi beaucoup plus que ça. Je me demande si on aurait écrit la même chose si Céline Sciamma avait été un mec. Par exemple, et pour en revenir à Hitchcock, il est, de l’avis de tous « le maître du suspense ». On ne peut pas écrire la même chose sur Céline Sciamma, en français en tout cas, c’est pourquoi on ne l’a pas écrit. Voyez un peu : « Céline Sciamma est la maîtresse du suspense » ! Ça ne veut plus du tout dire la même chose ! Soit ça veut dire qu’elle est enseignante à l’école élémentaire du suspense, soit ça veut dire qu’elle couche avec le suspense alors qu’il est marié ! Ça voudrait pouvoir dire qu’elle maîtrise le suspense, mais ça ne peut pas. Et pour le coup ce n’est pas la biologie, comme dirait l’autre andouille, c’est la grammaire, soit une authentique construction sociale, qui nous en empêche. Ça, et le fait que le suspense au cinéma est justement associé dans notre esprit à l’image hyper-virile (et pas ouvertement féministe) d’Alfred Hitchcock.

Il n’en reste pas moins que le suspense dans Tomboy est le plus intense que j’ai vu au cinéma depuis, euh… Les anglais ont une expression pour ça : « longer than I care to remember ». Je n’arrive pas à trouver une meilleure expression en français. Après tout, le spectateur n’est pas idiot, il a vu des tas de films, il sait très bien que Laure ne pourra pas jouer à être Michael indéfiniment. D’autant que la rentrée scolaire approche, et qu’à sa nouvelle école il doit bien être écrit dans son dossier si c’est un garçon ou une fille. En plus, sa petite sœur, ou ses parents, risquent de la trahir involontairement à tout moment. Mais en attendant, elle se soumet à toutes les épreuves de sa vie de garçon, et à chaque fois le spectateur croit y voir une occasion de chute. Il y a le match de foot, par exemple. Lisa reste assise à regarder les garçons jouer, et Laure vient discuter avec elle ; mais en tant que garçon, Laure est censée jouer elle aussi. Pourtant l’angoisse du spectateur sera gaspillée en vain : pourquoi Laure ne jouerait-elle pas au foot comme un garçon ? C’est quoi la raison ? C’est la biologie qui nous apprend que les filles sont nulles au foot ? Le film nous montre le contraire : Laure joue, torse nu comme les garçons s’il le faut, elle s’est même entraînée à cracher. Et elle met des buts !

Plus tard, les enfants vont à la baignade. Un peu d’astuce et de pâte à modeler, et le tour est joué ! Il y a des bagarres sur une de ces plates-formes flottantes que les enfants aiment tant, Laure participe, comme tout le monde, et pourquoi ne gagnerait-elle pas aussi souvent que les autres ? Parce que le spectateur a appris que c’était une fille ? Mais non, c’est pas ça l’histoire ! L’histoire, c’est qu’elle gagne parce qu’on la laisse participer, et les autres enfants la laissent participer parce qu’ils ne savent pas qu’elle est une fille. La seule raison qui fait que Lisa, elle, ne gagne pas à la bagarre, c’est qu’elle n’a pas le droit d’y participer, étant clairement identifiée par tout le monde comme fille.

Moi, je n’ai jamais aimé ça, être astreint à être un garçon, un « vrai mec ». Ça m’a toujours fait chier. D’ailleurs je ne jouais pas au foot, ni à la bagarre. Et je n’ai jamais compris, même avant d’être capable de le théoriser, pourquoi un certain groupe de valeurs/comportements/activités appartiendrait aux garçon, et un autre aux filles. Ma mère m’a raconté que quand était petite, elle jouait à Thierry la Fronde avec ses amis (tous des mecs), et c’était elle qui faisait Thierry. Moi, étant enfant, j’aurais bien aimé avoir le van de Barbie, qui se transformait en une authentique baraque à ciel ouvert, la classe ! Mais je ne pouvais pas me permettre de demander ça, je savais bien que ce n’était pas convenable pour un garçon. Étant enfant, on comprend très vite qu’une règle ne s’applique pas moins parce qu’elle est absurde. Une règle s’applique parce qu’elle est la règle, et c’est tout. C’est en devenant adulte que l’on acquiert les outils rhétoriques qui permettent de questionner la règle.

Tomboy ne laisse aucun doute là-dessus, il suffit de voir la réaction de la mère de Laure lorsqu’elle apprend que sa fille s’est fait passer pour un garçon. C’est une scène assez violente, comme si elle lui disait : « moi je n’y ai pas coupé, il n’y a pas de raison pour que tu t’arroges ce privilège ; tu seras une femme, ma fille ! » Les enfants, dans une société dirigée à 100 % par les adultes, n’ont pas le choix. Et lorsque la mère, qui était enceinte (j’ai omis de préciser ce détail), accouche enfin, le gros plan sur le nouveau-né nous laisse entendre que lui aussi sera condamné à vivre de telle ou telle façon en fonction de déterminants biologiques périmés qui n’ont rien à voir avec sa personne.

Il me reste à ajouter que la réalisation de Céline Sciamma a une espèce de force de l’évidence qui, toutes proportions gardées, me rappelle Howard Hawks. Alors bien sûr on est en 2011, je ne parle pas de la légendaire sobriété hawksienne dans le choix des moyens visuels, qui est morte avec lui, ou peut-être avec Eric Rohmer (vous me direz qu’il reste Jean-Marie Straub, mais c’est autre chose). Je parle de cette impression, à chaque plan, que si la caméra est là, ce n’est pas parce que c’était le meilleur choix possible, c’est parce que c’était le seul. Et si je ne trouve pas de chute pour cet article, c’est parce que le combat continue.

♥♥♥♥♥

Guillaume Bardon

Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2011

Le lecteur un peu renseigné sur les films des Dardenne doit se douter que cette image idyllique n'est pas très représentative de l'atmosphère du film...

Il se pourrait bien (attention, accroche en approche) que depuis qu’il n’y a plus de films de John McTiernan à se mettre sous la dent, les frères Dardenne soient sur nos écrans les plus grands spécialistes du film d’action (accroche larguée, retour au camp de base). D’autant qu’ici, le héros est, comme indiqué dans le titre, un gamin. Cyril, 11 ans, blanc comme un catcheur irlandais. Mère disparue, sans doute il y a longtemps. Père introuvable depuis beaucoup moins longtemps. Cyril ne peut pas croire que son père l’ait abandonné dans le foyer pour enfants où il réside, surtout sans lui avoir rendu son vélo. Il s’échappe donc du foyer pour le retrouver.

Même lorsqu’ils ont moins de raisons de se dépêcher que Cyril, c’est bien connu, les enfants ne vont jamais nulle part en marchant : ils courent. Ici l’effet est décuplé. Cyril court, si on l’attrape il se débat, il peut mordre ou pire. Puis, une fois juché sur son vélo, il pédale comme un fou. Si on lui vole son vélo, il courra à nouveau pour le récupérer, se battra, puis pédalera à toute berzingue dans la direction opposée.

Comme la caméra ne décolle quasiment jamais de Cyril (au point qu’on est surpris, dans une scène de conversation entre deux adultes dont il est écarté, de le quitter quelques secondes et de pouvoir suivre la discussion : le spectateur s’attend plutôt à être lui aussi mis à l’écart et à voir Cyril faire les 100 pas), le film se compose d’une débauche de gestes violents, de déferlements d’énergie, qui époustoufle dans un premier temps. Si nous recevons quelques informations sur le background des différents personnages, ce n’est qu’incidemment : contrairement à une pratique courante qui veut que la situation de chacun et ses rapports aux autres soient rendus évidents pour le spectateur le plus vite possible, les Dardenne coupent tout détail « signifiant » et gardent l’action, rien que l’action, toute l’action.

C’est dans cette perspective que nous suivons tout d’abord la quête de Cyril, véritable enquête policière, pour retrouver son père. Évidemment, contrairement au héros de film d’action classique, Cyril est à priori impuissant, comme n’importe quel enfant confronté au monde des adultes. C’est sa détermination qui lui permet d’avoir un impact sur le monde qui l’entoure, et notamment sur Samantha, interprétée par Cécile de France (eh oui, une star dans un film des Dardenne, je crois bien que c’est une première). La première fois qu’il la voit, il s’agrippe à elle, presque jusqu’à l’étouffer, pour ne pas être ramené de force au foyer pour enfants. L’interprète de Cyril, Thomas Doret, réussit parfaitement a nous faire comprendre une chose : Cyril ne planifie pas, il ne sait ce qu’il va faire qu’au moment où il est déjà en train de le faire. C’est ainsi que plus tard, alors que Samantha a retrouvé le vélo de Cyril et le lui apporte au foyer, il commence à pédaler, fait des zigzags autour de la voiture de Samantha qui repart, puis, alors qu’elle semble déjà être sortie de la scène, pique un sprint pour la rejoindre et lui demander si elle veut bien l’accueillir les week-ends, avant que le spectateur ait eu le temps de comprendre quoi que ce soit. Il y a bien sûr un art subtil du montage derrière tout cela, qui permet un flottement puis une brusque accélération de la scène, mais on a trop souvent tendance à attribuer les performances d’acteurs enfants au cinéma aux seuls mérites des réalisateurs. Dans Le Gamin au vélo, le jeune Thomas Doret est brillant, tout simplement.

Le problème du film, c’est peut-être de ne pas être un moyen métrage : au bout d’un moment, et en dépit de tant de mouvement, on finit par savoir un peu trop où on va. Avec toutes ces histoires de vélo volé, les Dardenne ne cachent pas ce qu’ils doivent au néoréalisme. Pour peu qu’il connaisse, même superficiellement, leur cinéma, le spectateur sait d’ailleurs qu’il s’agit surtout de la version chrétienne du néoréalisme, et que le film a toutes les chances de se finir par un moment de grâce, une sorte de miracle, comme dans un film de Rossellini, qui permettra au personnage de mettre un terme à cette étape de sa vie, et à la caméra d’arrêter de tourner.

Les Dardenne font preuve d’une fidélité à leurs principes de base qui peut être admirable dans certain cas. Ici, pourtant, le côté caméra-dans-la-gueule-du-gamin-tout-du-long-jusqu’à-l’ouverture-finale finit par ressembler à un système. Alors que leur film précédent, le magnifique Le Silence de Lorna, brouillait les cartes et envoyait valser les clichés sur ce que serait à priori un film des frères Dardenne, Le Gamin au vélo s’épuise en cours de route dans l’application d’une méthode qui est sans doute le produit d’une éthique mais qui a un effet pervers : il y a des moments où on voit davantage le système que le film.

♥♥♥

Guillaume Bardon

Miles Kane, 2011

Bon, il faut bien dire que la coiffure n'y est pas pour rien...

OK, je l’admets, il va falloir que tôt où tard j’arrête un peu de râler sur le côté conservateur du rock contemporain. Et peut-être aussi de râler en général, mais ça, ce sera plutôt tard que tôt. Après tout, la musique que jouent tous ces jeunes gens, c’est précisément celle que j’aime. Je n’ai aucune envie d’en revenir, musicalement, à une époque comme la fin des années 90, où le rock n’était autorisé qu’à condition de se déguiser en autre chose que du rock.

On voit mal comment Miles Kane, avec sa tronche de Beatle, pourrait se déguiser en autre chose que chanteur pop-rock anglais, même au prix d’un changement radical de coupe de cheveux. Je veux dire, regardez son visage, c’est ni plus ni moins qu’un mélange de celui de Paul McCartney et de celui de George Harrison, avec une pincée de celui de John Lennon ! (Heureusement pour lui, il n’a rien pris de Ringo.) En plus, il vient de Liverpool, ou du moins des très proches environs, donc on lui compte quand même. Bien sûr, tout cela ne le mènerait pas bien loin s’il n’était aussi un petit surdoué. Sur ce plan-là, guère de doute possible, comme il l’a prouvé en 2008, à tout juste 22 ans, en sortant coup sur coup deux excellents albums : The Age of the Understatement, avec les Last Shadow Puppets, que tout le monde a écouté, et Rascalize, avec les Rascals, que tout le monde n’a pas écouté mais c’est bien dommage.

A l’heure de l’album solo, Miles Kane dégaine donc un album parfaitement équilibré qui témoigne d’une belle érudition rapport à la Grande Tradition de la Pop Anglaise, et surtout d’une réflexion poussée sur ce qui fait qu’un album est réussi. Après tout, le rythme des parutions ayant fortement baissé depuis, les artistes ne peuvent plus, comme dans les années 60, s’accorder deux ou trois albums d’essai avant de trouver la formule. Ici, c’est la juste mesure de tout qui frappe : l’album n’est ni trop long ni trop court, ni trop monotone ni trop fourre-tout, il a toutes les bonnes références mais ne verse jamais dans l’hommage appuyé. Alors, évidemment, quand Miles Kane fait un duo avec une jeune actrice (en l’occurrence Clémence Poésy), on pense à Lee Hazlewood et Nancy Sinatra. Et puis parfois on pense au David Bowie du début des seventies, et ainsi de suite, on pense à d’autres trucs. Mais on ne pense pas qu’à ça, on ne pense même pas prioritairement à ça ! On pense prioritairement que les chansons sont vachement bien, que le mec a aussi un ton bien à lui, tout de réverbération et d’histoires d’amour compliquées, et qu’il atteint le Saint Graal de la Mélodie Simple mais Efficace comme si ce n’était pas du tout un Saint Graal mais, euh, un récipient, comme dirait l’autre.

Je sais bien que je ne vous ai pas habitués, amis lecteurs, à tant d’enthousiasme pour le « bien ouvragé » et le respect des grandes traditions. D’habitude, je loue plutôt la prise de risque, les gens un peu foufous (ce que Miles Kane n’est certainement pas) et la recherche de ce qu’il peut rester de moderne dans le contemporain. Mais merde, le mec a 25 ans, il adore la pop anglaise classique, il a envie d’en jouer et il le fait super bien ! Il est où le problème ? Le problème, c’est qu’il n’y a pas de problème.

♥♥♥♥

Guillaume Bardon

Anna Calvi, 2011

A la place du point sur le "i" de votre nom, vous pouvez mettre une étoile, ou bien un coeur. Anna Calvi n'est pas quelqu'un d'ordinaire. Elle met un tigre !

Il vaut mieux se méfier des enthousiasmes délirants de la presse musicale, surtout en période de disette : parfois, les experts se trompent. Le NME, qui paraît toutes les semaines, découvre depuis plusieurs années un « nouveau Bob Dylan » une fois tous les cinq numéros en moyenne, et jusque-là ils se sont toujours trompés, la preuve, c’est toujours l’ancien Bob Dylan, et personne d’autre, qui est Bob Dylan. D’ailleurs, si nous vivions une période d’effervescence musicale, avec vingt nouveautés fascinantes chaque semaine, point ne serait besoin d’aller chercher à quel Grand Ancien correspondent les nouveaux artistes. Quand les Beatles sont arrivés, je ne pense pas qu’on se soit amusé à écrire qu’ils étaient « les nouveaux Untel ». A mon avis, on a plutôt écrit « OH MON DIEU ILS DÉBARQUENT !!! », exactement comme si c’étaient les Huns d’Attila. Et j’imagine difficilement la presse de l’époque (oui, bon, je sais, il n’y en avait pas) accueillir Attila en lui demandant s’il a l’impression d’être le nouvel Alexandre.

C’est donc, vous le voyez, pour des raisons strictement liées au programme d’histoire de sixième que je ne me suis pas emballé plus que cela lorsqu’il a commencé à être question d’Anna Calvi dans toutes les publications qui vont bien. Le nombre d’heures dans une journée n’est pas extensible à l’infini, et s’il faut à chaque fois prendre le temps d’écouter toutes les révélations de l’année, qu’on aura oubliées l’année suivante, on n’a plus le temps d’aller au cinéma, d’écrire des blogs, ou de profiter du retour du PlayStation Network. Je pris donc note mentalement du fait qu’Anna Calvi était à la fois la nouvelle PJ Harvey, donc la nouvelle nouvelle Patti Smith, et l’équivalent féminin de Jeff Buckley, ainsi qu’un saupoudrage de diverses autres choses (« Nick Cave en blonde » semble avoir traversé l’esprit de plusieurs chroniqueurs, mais aucun ne s’est abaissé à l’écrire), et décidai de remettre une éventuelle écoute à une période ultérieure et non précisée.

C’est maintenant.

Eh ben, mes brav’s amis, croyez-y croyez-y pas, c’était pas du flan. S’il y a des occasions de jeter son cynisme et sa blasitude attitude à la poubelle, Anna Calvi en fait partie. J’en profite donc pour employer le procédé que je raillais quelques lignes plus haut et rajouter un nom à tous ceux qu’elle doit déjà porter sur ses épaules (je les suppose solides) : Roy Orbison. A son meilleur, dans ses moments de pure intensité harmonique, comme dans les deux singles « Blackout » et « Desire », Anna Calvi retrouve ce secret de la contraction du monde entier dans une voix qui, sans jamais donner l’impression de forcer ou de faire l’intéressante, parvient à planer au-dessus d’un orchestre pourtant en pleine combustion, tel un deltiste faisant des huit infinis au-dessus d’une marée de lave qui s’étendrait à perte de vue. Ce secret-là, à ma connaissance, personne ne l’avait approché depuis la mort du grand homme.

C’est sans doute un secret qui n’a pas grand-chose à voir avec le rock. Il est « gothique », mais plutôt à la manière du roman anglais préromantique qu’à celle des groupes en noir. Il y avait de toute façon de la musique gothique bien avant qu’il y ait du rock gothique. Le versant dépressif de la country, tout comme le blues le plus satanique, sont de la musique gothique, et Orbison y a emprunté, comme le fait Anna Calvi aujourd’hui. L’un comme l’autre évoquent le désert, dont on ne sait plus très bien si c’est celui des pionniers de l’Ouest ou celui des ermites chrétiens. (J’ai pu me dire à l’écoute du disque que les parties de guitare d’Anna Calvi auraient été tout à fait à leur place dans Red Dead Redemption, en y repensant il me semble que certaines de ses chansons ne dépareraient pas non plus dans L’Evangile selon saint Matthieu.) Aucun des deux ne recule devant l’opéra, mais aucun n’en profite pour étaler sa virtuosité vocale. Tous deux sont à côté, ou peut-être un peu au-delà, de la question du rock. Ils sont dans la Chanson (pas dans le sens « chanson française », hein), ou disons dans le poème vocal. Celui-ci peut emprunter à tous les raffinements élaborés au cours des âges par les musiciens, l’important est que ce chant reste une incantation primitive, un appel aux forces de l’Univers.

Les mélodies d’Anna Calvi semblent toujours aller de soi, et y vont finalement, mais rarement dans la direction qu’on avait prévue, et je me demande comment diable elle s’y est prise pour obtenir un tel effet avec aussi peu de notes. Là encore, la virtuosité de l’artiste ne se donne pas à entendre comme telle, mais au contraire comme une évidence qui tirerait son étrangeté de ce qu’elle est à la fois étrange et évidente. Le premier degré total de l’ensemble est trop maîtrisé pour être un abandon, mais trop puissant pour être calculé. C’est ce qui reste quand tout est épuisé, qu’il y a eu trop de disques, trop de gens comme moi pour écrire dessus, les décortiquer et les situer, quand la Culture est devenue trop omniprésente pour pouvoir laisser la moindre place à l’Art, quand tout le monde est malin, hip et au courant, la seule parade à tant de misères : un authentique romantisme.

Maintenant, je ne suis pas naïf. La hype démesurée qui entoure Anna Calvi menace à chaque instant de la dévorer. Elle est actuellement en mesure de devenir une chanteuse chic, le genre qu’on voit dans les défilés de mode et qu’on entend dans les pubs pour du parfum. Ce serait son droit le plus absolu (d’autant que de nos jours, peu de musiciens peuvent se vanter de vivre de leurs ventes de disques…), mais je ne crois pas que ce soit ce qui pourrait lui arriver de mieux. Elle peut également devenir une sorte de Grande Prêtresse pour une religion païenne oubliée ou encore à venir (ou une « rock star » comme on disait au siècle dernier). Très égoïstement, je préférerais cette solution.

♥♥♥♥♥

Guillaume Bardon

Deerhunter, 2010

Au sein de l'underground, il est considéré comme totalement ringard de mettre les membres du groupe sur la pochette du disque. En fait, plus l'image est mystérieuse, mieux c'est. Ici c'est un 10/10 assuré.

Certains magazines appellent ça « pop moderne », certains rayonnages de grandes surfaces culturelles appellent ça « rock indépendant ». Les snobs au carré dans mon genre appellent parfois ça « des chansonnettes de branchouillards bidouilleurs lo-fi incapables de jouer le vrai rock, à destination des zélites zéclairées incapables d’écouter le susdit ». Il n’y a pas vraiment de terminologie officielle pour tout ça, étant donné que la catégorie se définit moins par une unité stylistique que par la sociologie de son public. Mais enfin, je suis sûr que vous voyez de quoi je parle.

Ce qu’il ne faut pas oublier, avec ce « rock qui fait classe », c’est qu’il est une mine de créativité, de tentatives dans toutes les directions possibles, et qu’une bonne partie de ce qui nous semble être aujourd’hui « les bons vieux classiques du rock » fut considéré, en son temps, comme trop bizarre pour intéresser au-delà de la frange des allumés. Il faudrait pouvoir voir la tête des gens quand ils ont entendu pour la première fois un disque du Velvet Underground, je ne sais pas s’il y a des documents visuels là-dessus, si vous en avez en votre possession, lâchez vos coms.

A la lumière de leur quatrième album Halcyon Digest (j’avoue mon ignorance des trois premiers), l’éclectisme de Deerhunter, aussi bien au niveau du son que des compos, les place clairement dans le champ d’un rock post-tout, venu après la bataille. Dans ce contexte, et étant donné que le langage musical du rock est déjà limité à la base, l’acte créatif expérimental consiste surtout à mélanger un peu de ceci avec une larmichette de cela et à voir ce que ça donne. Pas de problème dans l’absolu, MGMT a fait un album prodigieux (pas deux pour le moment) avec le même principe. Ici, pourtant, alors que le groupe ne sait pas trop s’il devrait faire de la pop lo-fi (« Don’t Cry »), de la ballade atmosphérique (« Sailing »), de la mélodie entraînante sixties (« Memory Boy ») ou du psychédélisme un peu sombre (« Desire Lines »), on sort de l’album avec l’impression de ne pas avoir bien compris en quoi consistait leur style propre.

Au fil des écoutes, quelques constantes se dégagent cependant. Déjà, leur goût pour la superposition de textures sonores. Dans « Helicopter », le mélange de nappes glougloutantes à écho et de guitare revêche planquée derrière, ainsi que l’alternance de boîte à rythmes et de vraie batterie, crée une vraie merveille d’équilibre. L’exploit, ce n’est pas de piocher à droite et à gauche, c’est de réussir à harmoniser le tout. Sur l’ensemble de l’album, ce sont surtout les paroles qui donnent un peu de ce liant qui manque, à travers le thème de la mémoire, des souvenirs qu’on aimerait oublier mais qui s’imposent à l’esprit, et de ceux qui au contraire s’échappent lorsqu’on veut les embrasser.

Mais la principale raison d’écouter Deerhunter, c’est le chant de Bradford Cox, qui crée une impression rare : il semble chanter comme si personne ne l’écoutait, ou du moins comme s’il n’avait pas conscience d’être écouté. Un peu comme on chanterait sous la douche si on savait chanter, tiens ! Le résultat est impressionnant de légèreté et de nudité, notamment dans « Basement Scene ».  A ce titre, il est dommage que la voix de Cox soit si souvent parasitée par des filtres et autres bidouillages, comme un dernier sursaut de pudeur. Alors que certaines chansons du disque frôlent l’anecdotique, c’est pourtant cette voix, et un beau dernier morceau en hommage à Jay Reatard, « He Would Have Laughed », qui sauvent la mise.

♥♥♥

Guillaume Bardon

Vittorio De Sica, 1971

C'est édité par M6 Vidéo, mais ils ne s'en vantent guère sur la jaquette. Sans doute l'image de M6 est-elle peu avenante pour le coeur de cible du DVD, mais c'est tout à leur honneur de sortir un peu de leur territoire habituel (bon c'est pas du Straub non plus), ils devraient en être fiers. Enfin, je vais pas vous faire tout un développement là-dessus, on est dans la légende, pas dans l'article. (D'un autre côté, la légende fait partie de l'article.)

A Ferrare, en 1938, les Finzi Contini sont une richissime famille juive qui possède un jardin immense, doté en prime de son propre court de tennis. Alors que les nouvelles lois antisémites interdisent aux Juifs l’accès aux clubs sportifs, les deux jeunes gens de la famille, Alberto et sa sœur Micól, invitent les jeunes Juifs de la petite bourgeoisie locale à venir jouer sur leur court. Parmi ceux-ci, Giorgio, ami d’enfance de Micól (et bien sûr amoureux d’elle). Dans cet Éden isolé d’un monde qui ne va pas en s’arrangeant, tout le monde s’amuse, et personne ne veut croire que la politique antisémite italienne ira au-delà de quelques mesures vexatoires. Erreur.

Le Jardin des Finzi Contini est un très beau film sur ce qui ne saurait être son sujet. Attention, je ne prétends pas qu’il y ait une bonne façon, une façon « orthodoxe », de traiter une histoire, au détriment de toutes les autres. Au contraire, il me semble que l’on a toujours intérêt à sortir la caméra des rails, et à tenter d’attaquer son histoire à revers, ou par le flanc. Je prétends, par contre, que lorsqu’on souhaite raconter la montée de l’antisémitisme en Italie, il y a quelque légèreté à focaliser toute l’attention du spectateur sur la beauté des jeunes gens chics qui font des revers à deux mains au ralenti.

Certes, un esprit suffisamment imaginatif, ou tourmenté par la boisson, pourrait trouver qu’il y a quelque chose de vansantien avant l’heure dans le fait de montrer les anges immaculés au faîte de leur innocence alors que partout autour c’est la Mort qui rôde. Ce ne serait pas complètement faux, mais j’ai surtout l’impression que, parti avec ce genre d’intention, De Sica s’est laissé fasciner par la beauté de ses images et de ses acteurs, et a mis de côté l’aspect strictement politique de l’histoire. Voilà, c’est ça : Le Jardin des Finzi Contini est un film dépolitisé sur le fascisme. Je ne sais pas vous, mais moi ça me pose un problème.

Et pourtant, elle est belle, son histoire. Le point de vue est celui de Giorgio, petit bourgeois, donc, ébloui par Micól et son frère, grands aristocrates beaux comme des dieux qui, dans leur immense bonté, ne semblent même pas être des maîtres dans leur jardin, mais plutôt des figures protectrices, veillant au bien-être de chacun. Un soleil radieux illumine le début du film, adouci par la nostalgie embuée des images, comme une évocation de la nostalgie la plus profonde, celle de ce que l’on n’a jamais connu, du paradis perdu. Petit à petit, Giorgio doit pourtant revenir de son émerveillement, et constate que le jardin, s’il est un havre de paix qui protège Alberto et Micól du monde extérieur, est aussi une prison qui les étouffe, de façon très concrète lorsque Alberto tombe malade.

Dans cette conception de la luxueuse demeure comme une prison dorée où les solitudes se croisent sans toujours parvenir à se rencontrer, on n’est pas loin des films de Sofia Coppola. (J’ajouterais bien « surtout du dernier, Somewhere« , mais je ne l’ai pas vu. Pourtant je suis sûr que c’est vrai !) Sauf que cette fois, le point de vue est celui d’un garçon qui ne fait pas partie du grand monde, et l’enjeu est celui du retard de son regard, toujours sous le coup du premier éblouissement, par rapport à la réalité de la situation. Quiconque est déjà entré dans un tunnel après avoir roulé sous un grand soleil vous le confirmera : on y voit que dalle. (Ça doit être pour ça qu’il est obligatoire d’allumer ses feux dans un tunnel même bien éclairé, d’ailleurs, mais ne changeons pas de sujet, je vous prie.) Tout comme les Finzi Contini choisissent de croire que leur jardin est la seule réalité et que le monde extérieur ne peut les atteindre, Giorgio choisit de croire que Micól est amoureuse de lui, ou du moins qu’il finira par la séduire s’il reste assez longtemps auprès d’elle. Il croit encore à la grandeur des Finzi Contini, alors que ceux-ci sont à l’image de leur chien : un gigantesque molosse qui impressionne tout d’abord, mais qui n’a plus que trois malheureuses dents encore en place.

Sur le déni de réalité, l’enfermement dans un monde à l’échelle de l’individu et la nostalgie de la beauté, Le Jardin des Finzi Contini est donc un superbe film. Le problème survient lorsque Giorgio, de passage en France pour voir son frère, apprend l’existence du camp de concentration de Dachau. L’étonnement qui se peint sur son visage pourrait être celui de De Sica lui-même, se souvenant tout d’un coup du contexte politique de son histoire et tâchant de se rattraper avant la fin du film, ce qu’il ne réussit pas tout à fait. Bien sûr, il filme les rafles, bien sûr les Finzi Contini sont expulsés de leur jardin et promis à la déportation (le film s’arrête juste avant mais leur destin ne fait guère de doute). Mais tout cela sent un peu la précipitation et la mauvaise conscience, le regret d’avoir passé trop de temps sur la blondeur éternelle de la jeunesse dorée, et pas assez sur le contexte qui fait que tous les gens que nous voyons à l’écran sont sans doute promis à une mort prochaine. Alors qu’un dernier panoramique contemple les toits de Ferrare à travers une vitre embuée, non plus de nostalgie, mais de larmes, et que le film s’achève sur un montage du temps des jours heureux un peu déplacé, en mode « ont-ils donc fui, les jours ensoleillés de l’insouciante jeunesse ? », le spectateur est forcé de se demander si c’était bien là la question.

♥♥♥

Guillaume Bardon


Vittorio De Sica, 1971

C'est édité par M6 Vidéo, mais ils ne s'en vantent guère sur la jaquette. Sans doute l'image de M6 est-elle peu avenante pour le coeur de cible du DVD, mais c'est tout à leur honneur de sortir un peu de leur territoire habituel (bon c'est pas du Straub non plus), ils devraient en être fiers. Enfin, je vais pas vous faire tout un développement là-dessus, on est dans la légende, pas dans l'article. (D'un autre côté, la légende fait partie de l'article.)

A Ferrare, en 1938, les Finzi Contini sont une richissime famille juive qui possède un jardin immense, doté en prime de son propre court de tennis. Alors que les nouvelles lois antisémites interdisent aux Juifs l’accès aux clubs sportifs, les deux jeunes gens de la famille, Alberto et sa sœur Micól, invitent les jeunes Juifs de la petite bourgeoisie locale à venir jouer sur leur court. Parmi ceux-ci, Giorgio, ami d’enfance de Micól (et bien sûr amoureux d’elle). Dans cet Éden isolé d’un monde qui ne va pas en s’arrangeant, tout le monde s’amuse, et personne ne veut croire que la politique antisémite italienne ira au-delà de quelques mesures vexatoires. Erreur.

Le Jardin des Finzi Contini est un très beau film sur ce qui ne saurait être son sujet. Attention, je ne prétends pas qu’il y ait une bonne façon, une façon « orthodoxe », de traiter une histoire, au détriment de toutes les autres. Au contraire, il me semble que l’on a toujours intérêt à sortir la caméra des rails, et à tenter d’attaquer son histoire à revers, ou par le flanc. Je prétends, par contre, que lorsqu’on souhaite raconter la montée de l’antisémitisme en Italie, il y a quelque légèreté à focaliser toute l’attention du spectateur sur la beauté des jeunes gens chics qui font des revers à deux mains au ralenti.

Certes, un esprit suffisamment imaginatif, ou tourmenté par la boisson, pourrait trouver qu’il y a quelque chose de vansantien avant l’heure dans le fait de montrer les anges immaculés au faite de leur innocence alors que partout autour c’est la Mort qui rôde. Ce ne serait pas complètement faux, mais j’ai surtout l’impression que, parti avec ce genre d’intention, De Sica s’est laissé fasciner par la beauté de ses images et de ses acteurs, et a mis de côté l’aspect strictement politique de l’histoire. Voilà, c’est ça : Le Jardin des Finzi Contini est un film dépolitisé sur le fascisme. Je ne sais pas vous, mais moi ça me pose un problème.

Et certes, elle est belle, son histoire. Le point de vue est celui de Giorgio, petit bourgeois, donc, ébloui par Micól et son frère, grands aristocrates beaux comme des dieux qui, dans leur immense bonté, ne semblent même pas être des maîtres dans leur jardin, mais plutôt des figures protectrices, veillant au bien-être de chacun. Un soleil radieux illumine le début du film, adouci par la nostalgie embuée des images, comme une évocation de la nostalgie la plus profonde, celle de ce que l’on a jamais connu, du paradis perdu. Petit à petit, Giorgio doit pourtant revenir de son émerveillement, et constate que le jardin, s’il est un havre de paix qui protège Alberto et Micól du monde extérieur, est aussi une prison qui les étouffe, de façon très concrète lorsque Alberto tombe malade.

Dans cette conception de la luxueuse demeure comme une prison dorée où les solitudes se croisent sans toujours parvenir à se rencontrer, on n’est pas loin des films de Sofia Coppola. (J’ajouterais bien « surtout du dernier, Somewhere« , mais je ne l’ai pas vu. Pourtant, je suis sûr que c’est vrai !) Sauf que cette fois, le point de vue est celui d’un garçon qui ne fait pas partie du grand monde, et l’enjeu est celui du retard de son regard, toujours sous le coup du premier éblouissement, par rapport à la réalité de la situation. Quiconque est déjà entré dans un tunnel après avoir roulé sous un grand soleil vous le confirmera : on y voit que dalle. (Ça doit être pour ça qu’il est obligatoire d’allumer ses feux dans un tunnel même bien éclairé, d’ailleurs, mais ne changeons pas de sujet, je vous prie.) Tout comme les Finzi Contini choisissent de croire que leur jardin est la seule réalité et que le monde extérieur ne peut les atteindre, Giorgio choisit de croire que Micól est amoureuse de lui, ou du moins qu’il finira par la séduire, s’il reste assez longtemps auprès d’elle. Il croit encore à la grandeur des Finzi Contini, alors que ceux-ci sont à l’image de leur chien : un gigantesque molosse qui impressionne tout d’abord, mais qui n’a plus que trois malheureuses dents encore en place.

Comme convenu, et puisque vous avez été nombreux (plus de cinq, quoi) à proposer votre classement, voici le Top 10 cinéma des lecteurs de J’avais trop de trucs à rêver la nuit dernière. Je remercie au passage Kenny, je pense à la chaise, jublaq, Gregovitz, antoni, Benoit et crooked stan d’avoir voté !

Le système d’attribution des points est profondément original, puisque j’ai compté, pour chaque classement, 10 points au premier film, 9 points au deuxième, 8 points au, OK, je vois que tout le monde a compris. Sauf erreur de ma part dans cette difficile opération arithmétique, voici donc le résultat, avec un Leo DiCaprio tout-puissant aux deux premières places :

1/ (27 points)      2/ (25 points)

3/ (20 points)      4/ (19 points)

5/ (14 points)      6/ (10 points)

6/ (10 points)      8/ (9 points)

8/ (9 points)        8/ (9 points)

8/ (9 points)        8/ (9 points)

8/ (9 points)        8/ (9 points)

Guillaume Bardon

 

Bien chers lecteurs, vous que j’ai délaissés ces derniers mois, soyez rassurés : j’avais toujours autant de trucs à rêver la nuit dernière, et il n’y a pas de raison que la nuit prochaine soit différente. Si tout roule comme prévu, les chroniques de tout ce qui me tombe sous la main devraient donc à nouveau pleuvoir dans les jours qui viennent. En attendant, conformément à la tradition, c’est l’heure du Top 10 de fin d’année. Il va de soi que si nous autres cinéphiles voyons autant de films, ce n’est que pour compliquer à plaisir l’élaboration de la liste annuelle, ce qui augmente d’autant sa valeur, puisque comme disait Marx :

En tant que valeurs toutes les marchandises ne sont que du travail humain cristallisé.

Or, vu comme on se les échange, il semblerait bien que les Tops 10 de fin d’année soient des marchandises, en dépit d’une valeur d’usage à priori négligeable. Ce qui, je l’espère, ne vous empêchera pas de LÂCHER VOS COMS, et en l’occurrence vos propres Tops 10 (je prends aussi les tops musique, bouquins, ce que vous voulez). En plus, comme ça, s’il y en a plein, je pourrai m’amuser à élaborer un classement général des lecteurs, ce qui fera de mon blog un concurrent direct de Télérama. Avec quand même, espérons-le, moins d’hommes et de dieux en haut du classement.

Mais let’s cut the crap (« trêve de balivernes » en français), voici mon Top 10 des films de 2010, en affiches :

1 ) 2 )

3 ) 4 )

5 ) 6 )

7 ) 8 )

9 ) 10)

Guillaume Bardon

The Allman Brothers Band, 1971

Sont-ils pas mignons ?

Le problème, en fait, c’est l’idée même d’album live. Évidemment, si on est en train d’écouter un truc enregistré, on n’est pas en live. L’album live est un document, un témoignage, mais il ne peut en aucun cas remplacer la présence à un concert, ou même en donner un équivalent approchant, tant il y a d’autres choses, en plus du son, dans un concert de rock.

Alors, évidemment, les Allman Brothers sont trop cool. Ils ont la bonne attitude, ce sont des braves gars du Sud des USA, élevés au grain, en plein air, et tout le toutim. Qui plus est, At Fillmore East le prouve, ils sont mieux en place en concert qu’à peu près tout le monde, ce qui permet finalement d’écouter ce disque comme un album studio, et règle donc en partie le problème. Au cours de ces presque 80 minutes, le Allman Brothers Band oublie totalement de se prendre les pieds dans les fils, comme il sied à un groupe de rockers alcoolos, et garde une cohésion digne d’un big band jazz.

Il y a d’ailleurs plus qu’un peu de l’esprit du jazz dans leur musique (même si, comme il saute aux oreilles, c’est avant tout celui du blues qui souffle sur leur rock), mais ici ce n’est pas tant la virtuosité individuelle des zicos qui épate, que leur capacité à jouer comme un seul homme. Le son qu’ils ont mis au point, ce passage à la moulinette électrique du blues, de la country et d’un peu toutes les traditions musicales de l’Amérique, est livré avec une aisance presque nonchalante, alors qu’on parle quand même d’une musique très pointue, et de morceaux aux proportions parfois épiques.

Parlons-en, d’ailleurs, des proportions épiques. C’est là qu’on retombe un peu dans les problèmes inhérents aux albums live. Au milieu du public du Fillmore, en 1971, j’aurais sans doute décollé comme tout le monde à l’écoute des deux morceaux de vingt minutes présents sur le disque, « You Don’t Love Me » et « Whipping Post », vague de son sur vague de son me submergeant jusqu’à l’extase, la communion avec la foule, l’Amour Universel (on est en 1971 je vous rappelle) et tout ce qui s’ensuit. Chez moi, en faisant la vaisselle, ou en traînant sur Internet avec le chat sur les genoux, ou même avec un peu de monde, ça ne fait pas le même effet. Vingt minutes, c’est, comment dire, un poil long. Disons que ce qui fait que de tels morceaux restent beaux, c’est la joie de jouer évidente et communicative du groupe. Mais ce qui fait que ça reste long, c’est que c’est quand même vaaachement long, vingt minutes, pour une seule chanson !

Heureusement, il n’y a pas que de ça sur At Fillmore East. Il y a aussi, par exemple, la meilleure version que je connaisse du « Stormy Monday » de T-Bone Walker. Qu’ils soient capables de faire un truc pareil avec un standard usé jusqu’à la corde par des centaines de musiciens en dit long sur le talent de ces types. Dans un registre plus enlevé, le morceau d’intro, « Statesboro Blues », repousse les limites de l’idée du dialogue voix-guitare, ce qu’on aurait aimé entendre davantage dans la suite de l’album, où la guitare ne laisse plus trop de place à la voix. Cette guitare de Duane Allman impressionne pourtant quand elle se met à intercaler sur chaque note une série de griffures, un coup de griffe en haut, un coup de griffe en bas, qui laisse le cerveau du pauvre auditeur complètement laminé. Pas de doute : lorsqu’ils laissent de côté les déploiements de grands moyens un peu datés et se contentent d’envoyer la chanson, les Allman Brothers sont des bons.

♥♥♥

Guillaume Bardon